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Publié le lundi 11 novembre 2019

Cartel d’enseignement 2019-20 sur {Lituraterre}

Etude de Lituraterre de Jacques Lacan : Séance du 7 novembre 2019

Un texte de Jean-Louis Woerlé

Lors de la première séance du Cartel d’enseignement Etude de Lituraterre de Jacques Lacan le 7 novembre 2019, Jean-Louis Woerlé a proposé un exposé dont il nous transmet ici la version abrégée.







Etude des pages 11 et 12 (jusqu’à « jugement littéraire ») de « Lituraterre » (Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001)

« Lituraterre » est un article qui a été demandé à Lacan pour introduire le thème « Littérature et Psychanalyse » dans la revue Littérature en octobre 1971. Cette version, publiée dans les Autres écrits de Lacan1, est très légèrement différente de la « Leçon sur Lituraterre » du Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant2 qui date du 12 mai 1971.
« Lituraterre » est en quelque sorte le texte fondateur de la théorie de la lettre chez Lacan car précédemment la lettre était identique à la logique du signifiant.

Lacan nous dit que « ce mot Lituraterre se légitime de l’Ernout et Meillet ». Il s’agit du Dictionnaire Etymologique de la Langue Latine : Histoire des Mots. On y découvre que litura3 est un dérivé du verbe lino, linere, qui signifie enduire, couvrir, recouvrir, mais également effacer. Il donne origine au mot litura, enduit, mais aussi rature. Ceci n’a rien à faire avec littera, la lettre. Lacan, dans son Séminaire, précise « que ça n’ait rien à faire, moi, je m’en fous. Je ne me soumets pas forcément à l’étymologie quand je me laisse aller à ce jeu de mots dont on fait à l’occasion le mot d’esprit – le contrepet, etc4. »
« Il m’est venu, pourtant, de ce jeu du mot dont il arrive qu’on fasse esprit : le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à l’oreille. » Il y a là un véritable caractère d’invention de son titre. Ici la contrepèterie concerne le mot littérature : permutation de tu et ter.
« Ce dictionnaire (qu’on y aille) m’apporte auspice d’être fondé d’un départ que je prenais (partir, ici est répartir) de l’équivoque dont Joyce (James Joyce, dis-je), glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure. » Dans le Séminaire Lacan dit « entendez départ au sens de repartie », donc d’abord l’équivoque entre litura et littera, puis celle entre letter et litter.
Il faut savoir que l’équivoque aura de plus en plus d’importance à la fin de l’enseignement de Lacan lorsqu’il considèrera qu’une psychanalyse doit être orienté vers le réel de la jouissance, et non plus essentiellement vers la vérité refoulée, qui est l’élaboration freudienne. En ce sens, l’exemple qu’il prend de Joyce est éloquent. « The letter ! The litter » est tiré de Finnegans wake, page 93. Litter veut dire litière, mais également détritus, ordure. Donc la lettre en tant que litière ou ordure.
On peut trouver d’autres références dans Finnegans wake, par exemple « letter from litter » (p. 615), mais également ailleurs, par exemple dans un petit ouvrage publié en 1929 à Paris sous le titre Our Exagmination roud His Factification for incamination of Work in Progress. Douze auteurs y parlent d’un livre non encore publié qui est mentionné sous le titre de Work in Progress. Il s’agit en fait de Finnegans Wake. En appendice y sont ajoutées deux lettres de protestation, adressées à l’auteur, c’est-à-dire à Joyce, et il est prouvé que la seconde signée par Vladimir Dixon est en fait une lettre que Joyce s’est écrite à lui-même. En anglais il s’agit de « A litter to Mr. James Joyce » que Jean-Louis Houdebine a traduit par « Lettron à Mr. James Joyce5 », indiquant par-là la valeur de déchet qu’est litter et donc letter.
Mais comment lire Finnegans wake ? Un très court exemple est éloquent : il s’agit de la présentation de Finnegans « affublé d’un bleu véroleux qu’il ensemanchait habitaculièrement ». Lacan nous dit, à ce propos, qu’« il n’y a pas un seul mot qui ne soit fait […] de trois ou quatre mots qui se trouvent, par leur usage, faire étincelle6 ». Il y a donc excès de sens, mais qui va aboutir à un : il n’y a plus de sens.
Un autre point intéressant est de constater que le texte commence par riverrum et se termine par l’article the. En fait la fin du texte se raccroche au début ce qui a fait dire à Lacan qu’il fallait renoncer à une lecture habituelle mais qu’elle était circulaire7. En quelque sorte il fallait renoncer à une lecture ordonnée.
Jacques Aubert, qui a travaillé avec Lacan sur les textes de Joyce, nous précise que « les mots dans la phrase de Joyce s’ordonnent alors selon une sorte de « phénoménologie de la perception », ils y sont malmenés parfois pour lui être fidèles et aboutissent à une floraison de mots-valises8 ». Il s’agit donc de traduire un texte qui a de multiples entrées possibles. La voix y a de ce fait une importance primordiale qui lui fait dire que « le monde n’y existe qu’à travers des voix9 ».
Dans Les femmes qui lisent sont dangereuses, Marilyn Monroe, qui lisait Ulysse de Joyce, recommandait de ne pas respecter l’ordre des chapitres, de le lire par intermittence, en prenant un endroit quelconque et en lisant brièvement des passages à haute voix. Avant Aubert et Lacan, Marilyn savait comment lire Joyce.
Jacques-Alain Miller fait ce commentaire à propos de Lacan : « Lacan amène à la barre des témoins Joyce, Finnegans Wake, qui est pour lui un discours qui n’est pas du semblant, où l’auteur est allé aux limites pour faire de la lettre un usage qui ne soit pas de "pour que ça se lise, pour que ça signifie10. »
Pour le Lacan d’avant « Lituraterre », la lettre a les rapports les plus étroits avec le signifiant dans la mesure où il précise : « La lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant11. »
Or ici la lettre a rapport à l’ordure, au déchet, soit à un objet, et plus précisément à un reste. Ce reste est ce que Lacan a appelé l’objet petit a, objet plus-de-jouir. Ce qui laisse à penser que la lettre va avoir rapport à la jouissance et non au signifiant.
Au fond, deux aspects se présentent : d’une part le signifiant et d’autre part la jouissance. Quel est le joint entre les deux, telle est la question de la psychanalyse.
« On sait qu’une messe-haine » à lui vouloir du bien, lui offrit une psychanalyse, comme on ferait d’une douche. Et de Jung encore… » Il s’agit de Mme Mac Cormick qui lui a immédiatement coupé les vivres lorsqu’il a refusé un tel projet12.
« Au jeu que nous évoquons, il n’y eût rien gagné, y allant tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin. » En quelque sorte, Lacan nous dit que Joyce a réussi à atteindre ce que l’on peut attendre d’une psychanalyse. En effet, Lacan dira que Joyce « n’en avait pas besoin car il soutient que malgré l’extrême bizarrerie du personnage, son écriture l’a fait tenir : cela s’est avéré dans sa vie, plus ou moins dans la société, certainement dans son travail13. »
La réponse à ce qu’on peut attendre d’une psychanalyse vient dans la suite du texte. « A faire litière de la lettre ». La fin d’une analyse sert à faire litière de la lettre, faire usage de la lettre, pour recevoir le reste, l’objet petit a. Il s’agit d’user de la lettre pour faire accueil à la jouissance.
« A faire litière de la lettre, est-ce saint Thomas encore qui lui revient, comme l’œuvre en témoigne tout de son long ? » Cela se vérifie effectivement chez Joyce : par exemple à propos de la première citation de letter, litter, où il évoque Saint Thomas d’Aquin tout de suite après dans le roman.
Saint Thomas d’Aquin est également une référence de Lacan, en particulier son sicut palea : littéralement « comme un ballot de paille ». Thomas d’Aquin, en décembre 1273, va laisser inachevée sa Somme théologique qui est son œuvre majeure, énorme en volume, équivalente à trois bibles. Sicut palea est donc une métaphore indiquant que la culture ne vaut rien.
Citons deux passages différents où Lacan utilise ce sicut palea, tous les deux ont trait à l’analyste et à la fin de l’analyse. Le premier se trouve dans la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole ». Il s’agit de la position de l’analyste en place de sujet supposé savoir mais qui comporte la réduction de celui-ci à son désêtre : « Sicut palea, comme Thomas dit de son œuvre à la fin de sa vie, – comme du fumier14. » Le second se trouve dans sa « Note italienne » adressée en 1973 au groupe italien : « Sicut palea, disait le saint Thomas en terminant sa vie de moine. Trouvez-moi un analyste de cette tuile15. » On pourrait dire que Saint Thomas d’Aquin a donné à la splendeur de sa construction conceptuelle qu’est sa Somme, à cet agalma, la valeur de l’objet déchet. Ceci ordonne les deux valeurs possibles de l’objet a, « la valeur splendide avec l’agalma, mot grec, et sa valeur de déchet avec palea, mot latin16 ».
Mais souvent on ne sait pas que Freud avait déjà évoqué cela, dans une lettre à Fliess, au moment où il terminait L’interprétation des rêves : « Aucun de mes travaux n’aura été aussi complètement mien : c’est mon propre fumier17. »
Poursuivons la lecture : « Ou bien la psychanalyse atteste-t-elle là sa convergence avec ce que notre époque accuse du débridement du lien antique dont se contient la pollution dans la culture ? » Il y a donc convergence, pour Lacan, entre la psychanalyse et la culture de son temps, et plus précisément convergence entre la littérature contemporaine et la psychanalyse, avec un débridement du lien antique. Le lien antique, ce sont les mythes. Lacan lui-même, à cette époque de son enseignement, n’est-il pas lui-même en train de mettre à mal les mythes freudiens d’Oedipe et de Totem et tabou.
Comment comprendre « dont se contient la pollution dans la culture » ? Dans la phrase suivante Lacan donne des précisions avec une référence à l’avant-mai 68, donc à un moment où se délitaient les discours, et principalement le discours du maître et celui de l’université.
Poursuivons : « J’avais brodé là-dessus, comme par hasard un peu avant le mai de 68, pour ne pas faire défaut au paumé de ces affluences que je déplace où je fais visite maintenant, à Bordeaux ce jour-là. La civilisation, y rappelai-je en prémisse, c’est l’égout. » Cette conférence du 20 avril 1968 portait sur « Mon enseignement, sa nature et ses fins » : « Une grande civilisation est d’abord une civilisation qui a une voirie. […] Pour ce qui est de l’équation grande civilisation = tubes et égouts, c’est sans exception. À Babylone il y a des égouts, à Rome il n’y a que ça. La Ville commence par là, Cloaca maxima. L’empire du monde lui était promis. On devrait donc en être fier. La raison pour laquelle on ne l’est pas, c’est que si l’on donnait à ce fait sa portée, si l’on peut dire, fondamentale, on s’apercevrait de la prodigieuse analogie qu’il y a entre la voirie et la culture. […] Ça se fige sur vous, la culture. Engoncé comme on est dans cette carapace de déchets qui viennent aussi de là, on essaye de donner vaguement à ça une forme18. »
« Il faut dire sans doute que j’étais las de la poubelle à laquelle j’ai rivé mon sort. » Cela peut s’entendre de deux façons : l’analyste las de la poubelle du sujet supposé savoir est en position de semblant d’objet a, de déchet, mais également la poubellication de ce qu’il publie, sort que Lacan prédit à ses Ecrits. D’ailleurs dans son séminaire, il précise : « Il faut dire sans doute que c’était peu après que ma proposition d’octobre 1967 avait été accueillie comme on sait1. » Il s’agit de sa proposition sur l’analyste de l’Ecole qui, comme on sait, a été mal accueillie par ceux qui tenaient à leur place, alors que Lacan faisait à ce moment-là cette proposition extraordinaire qu’est la passe.
Le terme de poubellication apparaît pour la première fois dans son séminaire sur L’objet de la psychanalyse, lors de la séance du 15 décembre 1965 : « Écrire et publier ce n’est pas la même chose. Que j’écrive, même quand je parle, n’est pas douteux. Alors pourquoi ne publiez-vous pas plus ? […] La conjonction fortuite, inattendue de ce quelque chose qui est l’écrit et qui a ainsi d’étroits rapports avec l’objet a, donne à toute conjonction non concerté d’écrit l’aspect de la poubelle. […] Je crois que si le mot poubelle est venu se colloquer si facilement avec cet ustensile, c’est justement à cause de sa parenté avec la poublication20. »
« On sait que je ne suis pas seul à, pour partage l’avouer. L’avouer ou, prononcé à l’ancienne, l’avoir dont Beckett fait balance au doit qui fait déchet de notre être, sauve l’honneur de la littérature, et me relève du privilège que je croirais tenir ma place. » Référence ici est faite à Samuel Beckett qui dans Fin de partie avoue la littérature comme poubelle, Fin de partie écrit en 1957, c’est-à-dire bien avant que Lacan ne publie ses Ecrits, et montre par là qu’une fois de plus l’artiste précède le psychanalyste, ce qui explique la fin de la phrase « me relève du privilège que je croirais tenir ma place ».
Le doit vient de devoir. D’ailleurs dans l’ancien français, on ne connaissait que le « il doit ». Et c’est devenu un terme de commerce et de comptabilité : ce que quelqu’un doit à un autre, une créance par exemple, un débit. Il y a donc balance chez Beckett entre l’avoir et le débit qui sont deux opposés. Lacan joue sur avouer et avoir : avouer, soit la mise à jour de l’objet a comme reste, notre être de déchet, et d’autre part avoir. Que serait cet avoir, avoir l’objet a ? Sans doute son œuvre, la littérature comme poubelle.
Beckett, en tant que romancier, poète et auteur de pièces de théâtre, qui n’a pas vu En attendant Godot, n’a cessé de traquer le dire car il y a pour lui un échec à dire21. Son style va devenir de plus en plus lapidaire et sa langue plus concise. Il a reçu le prix Nobel de la littérature et ce fut pour lui une catastrophe. Je le cite : « La tristesse d’être compris ! » Il refuse de fournir toute interprétation, en particulier pour ses pièces de théâtre. Il existe pour lui un risque de signification et Lacan le rejoint à la fin de son enseignement lorsqu’il dit que le langage ne sert pas à la communication. La phrase qui résume le mieux ce que Beckett a voulu faire est la suivante : « Je pense m’être peut-être libéré d’un certain nombre de concepts formels. Peut-être, à l’instar du compositeur Schoenberg ou du peintre Kandinsky, me suis-je tourné vers un langage abstrait. Mais contrairement à eux, j’ai essayé de ne pas concrétiser l’abstraction – et de ne pas lui donner de nouveau un contexte formel22. » Si Joyce s’est plutôt attaqué au lexique, Beckett, lui, s’attaque à la syntaxe (espacement, réitération, césure, hiatus). Dans une lettre dite la « Lettre allemande », adressée à Axel Kaun le 9 juillet 1937, il écrira qu’il espère un temps « où le langage sera utilisé au mieux là où il est malmené avec le plus d’efficacité. Comme nous ne pouvons pas le supprimer d’un seul coup, tâchons au moins de le discréditer. Y forer un trou après l’autre jusqu’à que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter – je ne peux pas imaginer de but plus élevé pour un écrivain d’aujourd’hui. […] Existe-t-il une seule raison qui explique pourquoi la matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots ne peut pas se dissoudre, comme par exemple la surface sonore de la Septième Symphonie de Beethoven dévorée par d’immenses pauses sombres, de sorte que sur des pages entières nous ne pouvons percevoir autre chose qu’un vertigineux chemin de sons reliant des abîmes insondables de silence23. »
« La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal, soit que la littérature soit accommodation des restes, est affaire de collocation dans l’écrit de ce qui d’abord serait chant, mythe parlé, procession dramatique. » Lacan veut ici se démarquer des manuels de littérature pour lesquels la tradition écrite résulte de la tradition orale qu’est le chant, le mythe parlé et la procession dramatique et dont elle aurait accommodé les restes. Collocation (à ne pas confondre avec colocation) est la position d’un objet par rapport à un autre, un ensemble d’éléments ainsi placés. « Si la littérature est accommodation des restes, ce n’est pas au sens d’une collocation dans l’écrit de la tradition orale qui la fixerait, contribuerait à sa lisibilité, son sens2. »
« Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle. » L’orientation sur l’Œdipe ne qualifie pas la psychanalyse pour ce qui en est de la littérature. Elle ne s’y retrouverait pas dans le texte de Sophocle, plus précisément dans Œdipe-Roi et la fin d’Œdipe. Lacan a essayé justement d’aller au-delà de l’Oedipe.
« L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique des textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air. » « Dostoïevski et le parricide », à propos du roman Les frères Karamazov de Dostoïevski, est une psychobiographie où Freud relie le roman à sa théorie du meurtre du père de la horde primitive par ses fils, théorie que l’on retrouve dans Totem et tabou. Cela pose problème dans la façon dont la psychanalyse aborde les œuvres d’art et Lacan est très clair là-dessus : cela ne donne pas plus d’air. Ce n’est pas en se plaçant au niveau du discours universitaire que la psychanalyse pourra apporter quelque chose.
« Ici mon enseignement a place dans un changement de configuration ». Lacan veut marquer une rupture, une rupture par rapport à quoi ? D’une part de l’Œdipe, d’autre part par rapport à la critique des œuvres d’art, en s’intéressant aux artistes de son temps : Joyce, qu’il avait rencontré très tôt à Paris, et Beckett. Donc un changement de configuration « qui s’affiche d’un slogan de promotion de l’écrit ». Qui sont ces contemporains qui pourraient se mettre sous ce slogan de la promotion de l’écrit ? Il y en a essentiellement deux : Roland Barthes et Jacques Derrida.
Tout d’abord Barthes dont le premier essai s’intitule Le Degré zéro de l’écriture. Cet essai est considéré comme un manifeste d’une nouvelle critique soucieuse de la logique immanente du texte, c’est-à-dire qu’il met l’accent sur la littéralité du texte et de ce fait il s’attaque à la vieille critique qui analysait l’œuvre à partir de la biographie de l’auteur25.
Quant à Jacques Derrida, il a beaucoup critiqué le modèle linguistique qui pour lui reposait sur une contradiction : la langue serait constituée d’une parole orale, dont l’écriture serait la transcription. La vraie langue (la langue originaire) serait donc la langue orale. Mais la linguistique s’appuie sur la langue écrite pour la structure de la langue, de sorte que l’origine de la parole vive est la langue écrite26. Lacan a eu une position très critique vis-à-vis de cette conception de la primauté de l’écrit chez Derrida.
Poursuivons la lecture : « Promotion de l’écrit, mais dont d’autres témoignages, par exemple, que ce soit de nos jours qu’enfin Rabelais soit lu, montrent un déplacement des intérêts à quoi je m’accorde mieux. » Promotion de l’écrit, peut-être, mais pas au sens où on l’entend puisque d’autres témoignages montrent un déplacement des intérêts à quoi lui, Lacan, s’accorde mieux. Et pour cela, il se réfère à Rabelais.
Lacan a évoqué à plusieurs reprises Rabelais et ce dès 1953, dans son « Discours de Rome » et dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » où il évoque le célèbre apologue des paroles gelées. Trois ans plus tard, son écrit « Situation de la psychanalyse en 1956 » est une véritable satire du fonctionnement de l’IPA dans laquelle Lacan va distinguer trois grades très rabelaisiens : les Suffisances, les Bien-nécessaires et les Petits Souliers27. Mais c’est surtout à la fin de son enseignement que Lacan évoquera Rabelais : dans « Lituraterre », dans « L’étourdit », dans « Télévision », dans son séminaire « RSI » et enfin dans son séminaire « Le sinthome ».
Lacan, sans le nommer, évoque la thèse de Mikhaïl Bakhtine, historien et théoricien russe de la littérature, qui écrit en 1940 une thèse intitulée L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance. Ce travail a trait à ce que Bakhtine appelle le « carnavalesque » : au cours du carnaval, c’est l’occasion pour le peuple de renverser de façon symbolique et pendant la période du carnaval, toutes les hiérarchies, pas seulement entre un seigneur et un valet, mais aussi entre le sacré et le profane, le raffiné et le grossier.
Bakhtine va s’autoriser « à utiliser l’adjectif carnavalesque dans une acceptation élargie » ce qui lui permet de décrire l’analogie qu’il perçoit entre la culture populaire de l’époque et l’œuvre de François Rabelais. L’hommage de Lacan à Bakhtine se comprend dans ce contexte nouveau où on ne s’intéresse plus au sens, au vouloir dire de l’écrivain, mais plutôt à la matérialité du langage, voire à la subversion du sens.
L’enjeu du texte rabelaisien n’est pas le sens. « La langue de Rabelais désacralise l’Autre. Elle s’attaque à ses incarnations, aux idéaux, à la rigidité des symboles. Néologismes et polysémie participent du grotesque pour rabaisser les figures vénérables, à commencer par l’autorité religieuse et les références paternelles :
— Tu nous a bien berné mon mignon, reproche un maître d’hôtel à Gargantua. Je te verrai bien pape un jour où l’autre.
— J’y compte bien, répond Gargantua. Mais quand je serai pape vous serez papillon et ce gentil papegai sera un parfait papelard.
Le jeu sémantique et homophonique évacue tout sens symbolique au profit du jeu sur la lettre. […] Donnons encore pour exemple l’écriture de « Nez-mer que toi mon Dieu » (n’aimer que toi mon Dieu), par lequel le concret (le nez, la mer) bloque la métaphore, subvertit toute lecture abstraite, symbolique. Le nonsense évacue le sens et contamine l’autorité de l’Autre28. »
Chez Rabelais, la transmission paternelle se résume à la satisfaction de la pulsion car Pantagruel engendre les hommes par un pet.
L’usage du sens est ici au service de la jouissance. « Le texte attaque la langue, bloque le sens, ouvrant à une pratique du plaisir du texte auquel contribue la création néologique, qui ne produit aucune métaphore, mais accentue le jeu verbal2. » Ce qui intéresse plus particulièrement Lacan ici, c’est le nouage entre langage et jouissance.
« J’y suis comme auteur moins impliqué qu’on imagine, et mes Ecrits, un titre plus ironique qu’on ne croit : quand il s’agit soit de rapports, fonction de congrès soit disons de « lettres ouvertes » où je fais question d’un pan de mon enseignement. » Lacan nous dit qu’il est moins impliqué de par ses Ecrits dans ce contexte de promotion de l’écrit. Qui d’ailleurs pourrait penser que les Ecrits de Lacan sont une œuvre littéraire ?
Qu’est-ce que l’ironie ? Ironie vient du latin ironia, repris du grec eirôneia. L’eirôn, dans la Grèce antique, était un des trois personnages de la comédie. L’eirôn réussissait en général à triompher de par son esprit de l’Alazon, l’imposteur vantard par un procédé simple : par ses questions en feignant l’ignorance, en se dépréciant, il mettait en évidence l’imposture de son interlocuteur. C’est un procédé que Socrate va reprendre. Peut-on aussi l’imputer à Lacan ?
Dernier paragraphe de cette soirée : « Loin en tout cas de me commettre en ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d’invention, j’y dénonce la tentative immanquable à démontrer l’inégalité de sa pratique à motiver le moindre jugement littéraire. » Lacan vise là sa très vieille ennemie, Marie Bonaparte, qui avait écrit une psychobiographie très oedipienne d’Edgar Poe, l’auteur de « La lettre volée ».
Que retenir de cette page et demie de texte ? Deux éléments se dégagent : d’une part « faire litière de la lettre » et d’autre part « le changement de configuration » où il ne s’agit pas d’une promotion de l’écrit mais d’essayer d’avancer dans ce qui pourrait faire joint entre signifiant et jouissance.

Jean-Louis Woerlé

Notes :
1 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 113-127.
3 Ernout et Meillet, Dictionnaire Etymologique de la Langue Latine : Histoire des Mots, Paris, 1931, p. 360.
4 Lacan J., Le Séminaire, op. cit., p. 113.
5 Documents sur des œuvres de tiers : Joyce, l’examen, Documents sur 4/5, juin 1979.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 147.
7 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, op. cit., p. 169.
8 Aubert J., « Ulysse à la Bibliothèque », Lettre mensuelle, n° 235, Paris, ECF, février 2005, p. 2.
9 Ibid., p. 3.
10 Miller J.-A., « Deux modes de l’écriture, deux jouissances », Lettre mensuelle, n° 240, Paris, ECF, juillet/août 2005, p. 6.
11 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Ecrits, op. cit., p. 501.
12 Perazzi S., « Les rencontres de Jacques Lacan », a-bords, n° 22, ACF-MAP¨, octobre 2006, p. 24.
13 Ibid.
14 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », Autres écrits, op. cit., p. 254.
15 Lacan J., « Note italienne », Ornicar ?, n°25, Paris, Lyse, 1982, p. 10.
16 Miller J.-A., « Le tout dernier Lacan », L’orientation lacanienne, III, 9, leçon du 16 mai 2007, Ten line news, n° 330, 20 mai 2007, édité par Uqbar.
17 Freud S., « Lettre du 25.05.1899 », Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, p. 249.
18 Lacan J., « Mon enseignement, sa nature et ses fins », Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 84-85.
19 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, op. cit., p. 114.
20 Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, L’objet de la psychanalyse, séance du 12 décembre 1965, inédit.
21 Cf. Beckett S., Wikipedia.
22 E. Tonning cite Beckett dans Tonning E., S. Beckett’s Abstract Drama, p. 59.
23 Beckett S., « Lettre allemande », Objet Beckett, catalogue de l’exposition au Centre Pompidou, Paris, Imec, 2007, p. 15.
24 Marret-Maleval S., La condition littorale – lecture de Lituraterre », Ironik !, n° 26, octobre 2017, p. 2.
25 Cf. Barthes R., Wikipedia.
26 Cf. Derrida J., Wikipedia.
27 Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Ecrits, op. cit., p. 475-477.
28 Marret-Maleval S., « L’expression de la langue bavarde – La psychanalyse à la lumière du gai-savoir de Rabelais », Accès à la psychanalyse, n° spécial, ACF-VLB, octobre 2017, p. 39.
29 Ibid., p. 41-42.


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