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Publié le lundi 19 septembre 2016

En vue du forum « Souffrance au travail chez les soignants »

La psychiatrie, malade de ses réformes

Un article de Valérie Pera-Guillot paru dans Lacan Quotidien 598

Dans Lacan Quotidien 598

La psychiatrie, malade de ses réformes


Depuis les années 1980, une vague scientiste réduit la clinique psychiatrique à une pratique médicale généraliste, conduisant à une dissolution de la psychiatrie française dans l’Evidence based medicine (EBM)1.

La première attaque remonte à 1986 ; l’internat de psychiatrie est remplacé par un diplôme d’enseignement spécialisé, la spécialisation en psychiatrie résultant dès lors plus souvent d’un classement à l’internat que du choix du candidat. Parallèlement, la pénurie organisée de psychiatres nous ramène à la situation du XIXe siècle, où un psychiatre avait en charge les patients de plusieurs services hospitaliers et extra hospitaliers.

Puis, en 1992, le diplôme unique d’infirmier d’état, englobant médecine, chirurgie, obstétrique et psychiatrie, remplace celui d’infirmier psychiatrique de secteur.

Dans le prolongement, le secteur psychiatrique, créé après-guerre pour prendre en compte la singularité et l’environnement du malade (famille, habitat, lieu de vie, etc.) et définir des stratégies de soins individualisés, a été remplacé en 2005 par le pôle d’activité ou pôle de soins dont les missions s’élargissent à la gestion. Cette nouvelle entité médico-administrative regroupe plusieurs secteurs et, alors que la population couverte par le secteur avoisinait 70 000 personnes, celle du pôle peut atteindre 250 000 personnes. La taille des pôles implique un éloignement géographique entre patients et médecins et a généré de nouvelles procédures excluant la rencontre des corps : la « télé-psychiatrie » est née.

Suivant la même logique, pour aider les CMP2 à répondre à une demande en augmentation, ont été créées des équipes mobiles spécialisées (pour personnes âgées, adolescents, précaires, troubles autistiques, etc.) qui rompent avec le principe de continuité des soins spécialisés. Quant aux malades chroniques, « les condamnés à terme », « les fonctionnels », « ceux qui n’ont rien », « les délaissés », « les solitaires », qui retenaient l’attention des auteurs du Livre blanc de la psychiatrie française3 en 1967, ils gonflent aujourd’hui la grande masse du handicap et passent de la psychiatrie au médico-social. Ils se voient dirigés vers des prises en charge socio-éducatives, sous couvert de soins psychiatriques – c’est le cas avec les techniques « réhabilitation psycho-sociale » qui se généralisent, dans lesquelles le discours normatif pilote le soin et organise le lien social.

La psychiatrie du XXIe siècle se réduit donc progressivement au traitement de l’urgence ou de la crise, reléguant le reste au médico-social avec des personnels moins formés, donc moins onéreux. À ceux qui relèvent de la crise, sont majoritairement appliquées les thérapies cognitivo-comportementales, l’électro-convulsivothérapie et les protocoles médicamenteux, par référence aux recommandations de la HAS qui propose des indications de soin à partir des classifications du DSM et de l’EBM.

Les études de psychiatrie sont dominées par l’abord neuropsychiatrique, tandis que les sciences humaines – philosophie, histoire des sciences, histoire de la médecine, histoire de la psychiatrie et psychanalyse – deviennent optionnelles.

La formation des psychologues n’échappe pas à cette même logique, ce dont témoigne l’augmentation du nombre de neuropsychologues, avec le risque de voir cette profession glisser vers sa mise sous tutelle par le pouvoir médical.

L’exception psychiatrique vient de recevoir son coup de grâce avec la loi de santé portée par l’actuelle ministre des Affaires sociales et de la Santé, Mariesol Touraine. Il s’agit de la création des Groupements hospitaliers de territoire (GHT). Jusqu’à juin 2015, confiants dans la parole de la ministre qui assurait que le projet de loi permettrait de créer des GHT consacrés à la psychiatrie, les Établissements publics de santé mentale (EPSM) avaient cru leur autonomie et leur indépendance acquises face aux Établissements publics gérant les spécialités médecine-chirurgie-obstétrique (MCO). Mais, le 1er juillet 2016, la plupart des EPSM, sur ordre de nombreuses Agences régionales de santé (ARS), sont intégrés dans des GHT dominés par les Établissements MCO, ce qui inquiète le monde de la psychiatrie française.

Listons ici quelques-uns des arguments des tutelles faisant obligation aux EPSM d’intégrer des GHT généralistes. Il s’agit, nous dit-on, d’améliorer le parcours de soins et on interroge sans attendre de réponse : puisqu’un patient suivi en psychiatrie peut être amené à recevoir des soins somatiques, pourquoi la psychiatrie resterait-elle en dehors de ces GHT généralistes5 ?

La tutelle a refusé d’entendre que les tentatives d’intégrer nombre de patients présentant des pathologies psychiatriques dans des circuits dits normaux, y compris dans le champ du soin, sont bien plus souvent source de ségrégation que d’intégration.

Par ailleurs, face au danger de voir s’accentuer l’hospitalo-centrisme lié à la structure des GHT, la porte-parole de la ministre soutient que la télémédecine combat efficacement cette tendance, arguant qu’elle constitue, selon elle, un outil d’ouverture sur la médecine de ville.

Mais le véritable enjeu du GHT est la réduction des dépenses qui repose sur la mutualisation des moyens. Celle des systèmes d’information hospitaliers est censée faciliter les échanges de données. Encore faudrait-il s’interroger : que deviendront ces données confidentielles que les patients ne livrent qu’au prix d’un travail long et attentif, résultat d’une clinique sous transfert ?

La mutualisation des budgets de formation en psychiatrie et en MCO, celle des achats et, surtout, le rattachement du Département d’information médicale (DIM) à l’hôpital support signent manifestement une perte d’autonomie des hôpitaux psychiatriques – le DIM est devenu un acteur central dans le fonctionnement médico-administratif des hôpitaux.

La tutelle assure que les budgets de la psychiatrie seront « sanctuarisés », c’est-à-dire que les hôpitaux MCO ne pourront pas puiser dans la dotation qui revient aux hôpitaux psychiatriques pour combler leur déficit. La loi stipule pourtant que les hôpitaux faisant partie d’un même GHT se doivent solidarité. Ce qui permet de douter de ces promesses.

Enfin, quel poids aura un directeur d’hôpital psychiatrique au sein du comité stratégique, quand il sera le seul représentant de la psychiatrie, sans droit de veto ?

Depuis les États généraux de la psychiatrie en 2003, on n’avait pas vu la profession se mobiliser aussi massivement. La grande majorité des psychiatres ont opté pour une psychiatrie organisée à partir d’une équipe pluridisciplinaire, qui fait sa place au particulier de chaque patient, dans un environnement dont la spécificité est prise en compte, et qui s’appuie sur le « secteur » tel qu’il avait été conçu pour des actions de prévention, de soins et de réinsertion, au plus près des besoins de chacun. À l’opposé, soutenant l’intégration de la psychiatrie à la médecine, on trouve les partisans d’une psychiatrie globalisée, universalisée au nom de la science, où les frontières entre neuro-bio-génétique et psychiatrie se sont effacées ; ceux-ci optent pour des soins standardisés suivant les principes de l’EBM. Entre les deux : des travailleurs de la santé mentale en mal de repères...

Ces attaques répétées contre la psychiatrie ramènent cette discipline à une période antérieure aux années 1970. Ce n’est qu’au décours des événements de mai 1968 que les psychiatres ont obtenu la création d’un enseignement spécialisé de psychiatrie, différencié de la neuropsychiatrie. Lacan était interrogé en 1969 par le journal Le Monde sur la réforme universitaire qui avait permis cette séparation. Dans un article (non publié par le quotidien généraliste), « D’une réforme dans son trou6 », il répondait en mettant l’accent sur la dimension de « sociatrie », dont pouvaient désormais s’emparer les psychiatres. Ce terme de sociatrie soulignait la nécessité pour le monde psychiatrique de s’occuper de « la fissure sociale », dont Lacan prédisait, dès ces années 1970, qu’elle aspirerait « en sa béance toujours plus de personnel, de constructions et de l’argent ». Concernant l’enseignement, les autorités universitaires de l’époque s’étaient opposées à la séparation entre psychiatrie et neurologie, au nom de l’idéal scientifique du neurologue qui gouvernait alors dans le champ des maladies mentales. Cet idéal se doublait d’une méconnaissance de l’importance du langage dans le fait psychiatrique. Une telle méconnaissance a conduit à une dévaluation de la formation du psychiatre, avec pour conséquence la suspicion toujours maintenue d’une formation du psychiatre qui resterait sous-développée au regard du scientifique, relevait le Dr Lacan.

En dépit des États généraux7, la psychiatrie a été peu à peu absorbée par la santé mentale, devenant toujours plus un auxiliaire de l’ordre public8, suivant une approche de santé publique normative, repoussant hors de son champ la sociatrie. En cela les pratiques psychiatriques reflètent l’état de notre démocratie, où c’est de plus en plus aux marges de la société que s’organise le soin psychiatrique : la prison et la rue.

Il ne s’agit pas de soutenir la psychiatrie pour ce qu’elle n’est plus, mais de maintenir possible la rencontre avec le discours analytique dans des lieux qui reçoivent de jeunes praticiens en formation et d’inventer avec eux ce que sera la psychiatrie de demain, sans le secours de discours établis.

Valérie Péra-Guillot


Notes :
1 L’EBM est une médecine fondée sur les preuves statistiques. Pour définir le meilleur traitement applicable à une pathologie, elle s’appuie sur des bases de données statistiques. Elle abolit la démarche déductive et trop souvent toute écoute du patient.
2 Sigles utilisés : Centres medico-psychologiques (CMP) ; Haute autorité de Santé (HAS) ; Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), édité par l’American psychiatric association.
3 Ey H., et al., Livre blanc de la psychiatrie française, Toulouse, Privat, T1, T2, T3, 1966, 1967, 1968.
4 Guivarch A., « Désintégration programmée de la psychiatrie », Lacan quotidien 593, Mardi 5 juillet 2016.
5Hubert J., « Loi de Santé, La création des GHT est-elle une menace ou une opportunité pour les hôpitaux psychiatriques ? », Hospimedia, 2 novembre 2015.
6 Lacan J., « D’une réforme dans son trou », Journal français de psychiatrie, 4/2006, (n°27), p. 3-5.
7 Bokobza et al., En dépit des États généraux La psychiatrie en péril, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2006.
8 Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental n°3, p. 15.

Pour faire suite au Forum psy « Souffrance au travail chez les soignants », on peut :
- Lire la Déclaration adoptée par l’assemblée du Forum psy
- Lire le compte-rendu de Lydie Lemercier-Gemptel, Du forum psy à la déclaration
- Ecouter ou réécouter plusieurs intervenants du Forum

On peut aussi lire :
- L’appel qui présentait le forum,
- La psychiatrie, malade de ses réformes, un article de Valérie Pera-Guillot paru dans Lacan Quotidien 598,
- Vivent les réunions, un article de Francine Giorno,
- Souffrances au travail : s’orienter avec la psychanalyse, un texte de Marie-Hélène Doguet-Dziomba.
- Un nouveau défi pour le CMP : la gestion de la liste d’attente, un texte de Lydie Lemercier-Gemptel.

Les membres de l’ACF-Normandie ont accès à :
- Actualité du transfert négatif à Souffrances au Travail, un texte de Anne Ganivet-Poumellec ;
- L’APP, nécessairement orientée par la psychanalyse, un texte de Simon Estienne.

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