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Publié le jeudi 26 août 2010

Allocution de M. Jacques-Alain Miller

A l’occasion de l’inauguration du pavillon Lacan

Nous sommes ici réunis pour l’inauguration du premier bâtiment au monde, mais sans doute pas le dernier, à porter le nom de Jacques Lacan, qui couvrira aussi bien les activités qui s’y déroulent, et qui sont celles de ce que l’on appelle un service spécialisé.

C’est un moment glorieux, mais aussi déchirant, pour ceux qui furent les proches et les élèves de Jacques Lacan, puisqu’ainsi s’accomplit ce processus que lui-même nommait la « significantisation », la transformation en signifiant.

Ce signifiant, Jacques-Lacan, aura désormais un référent nouveau, qui n’est plus cette personne qui répondait à ce nom, quand on l’appelait — et on l’appelait souvent, à l’occasion dans l’urgence, comme il advient au psychanalyste. De nouvelles tournures, jamais dites, viendront dans la parole : on disait « Je vais aller voir Lacan », et on dira maintenant des choses comme : « Je vais à Jacques-Lacan. Je suis à Jacques-Lacan. Pour Jacques-Lacan, tournez à gauche ». Et c’est ainsi que l’être parlant trouve son statut développé, qui est d’être-parlé.

Jadis à son Séminaire — qu’il tint près de trente ans, toutes les semaines puis, dans les dernières années, tous les quinze jours, ce Séminaire où se pressèrent des générations d’étudiants, de psychiatres, d’universitaires, ce Séminaire que j’ai la charge de rédiger, et qui constituera l’œuvre psychanalytique la plus importante après celle de Freud — à son Séminaire donc, Lacan posa une fois la question de savoir pourquoi les hommes donnent des noms propres aux rues de leurs villes. Il n’a jamais donné la réponse, mais on peut la reconstituer, à partir de son enseignement. C’est que le nom propre se distingue de rester le même à travers les langues, d’être un mot pour ainsi dire vide, disjoint des qualités, des attributs de l’être, un signifiant pur, dont la définition pose les problèmes les plus inextricables à l’analyse logique du langage. Pour le dire avec un grand logicien dont Lacan a signalé, peut-être le premier en France, l’importance - Kripke - , le nom propre est un « désignateur rigide », et c’est ce qui précisément le rend apte à identifier des référents nouveaux, à les instituer.

Et c’est pourquoi il y a une excellente raison à avoir donné le nom de Jacques-Lacan à ce bâtiment et à ce service : c’est qu’ils n’ont assurément aucun rapport avec lui. Il n’y est jamais venu, il n’y a jamais pratiqué, jamais enseigné, et il y a dans le rapprochement de ces deux syntagmes, « service-spécialisé » et « Jacques-Lacan » quelque chose d’incongru, et comme une rencontre surréaliste. Cela est conforme aux propriétés du signifiant, lesquelles culminent dans le nom propre.

Mais, de raison, il y en a une autre, inverse de la première. Donner le nom de Jacques Lacan à un service de psychiatrie, rien ne pouvait être plus approprié.

Jacques Lacan fut le camarade de promotion de Henri Ey. Leurs divergences théoriques sont célèbres, depuis les « Propos sur la causalité psychique » que Lacan prononça en 1946, à l’invitation d’Ey précisément. Elles n’ont jamais cessé, mais en même temps, leurs rapports d’amitié se sont maintenus sans altération.

Avant d’être le psychanalyste que l’on sait, Jacques Lacan fut un psychiatre, de la formation la plus solide et la plus classique. Et il sut se vouer à l’expérience freudienne sans rien renier de l’exercice psychiatrique.

On sera surpris, à la publication de ses œuvres complètes, du nombre de ses contributions proprement psychiatriques. Elles culminent dans sa thèse de 1932, récemment rééditée, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », un des derniers feux que jette la grande clinique classique.

Cette thèse, qui fonde l’entité de la « paranoïa d’autopunition », montre à l’évidence que c’est en tant que psychiatre, en raison de questions proprement psychiatriques, que Jacques Lacan s’est avancé vers la psychanalyse. Son enseignement ne cesse de témoigner des ressources qu’il a trouvées dans son expérience de psychiatre. On le voit parfaitement dans son troisième Séminaire, les Psychoses, où le commentaire freudien est constamment référé à la pratique psychiatrique. Lors de la publication de ses Écrits, dix ans plus tard, il distingue Clérambault comme son « maître en psychiatrie », et loue l’approche de l’« enveloppe formelle du symptôme » en quoi celui-ci a excellé.

Mais ses références sont peu de choses, comparées à la ténacité avec laquelle Jacques Lacan a poursuivi à l’hôpital psychiatrique même, nommément à l’hôpital Henri Rousselle, dans le service de Georges Daumezon, ses présentations de malades, où des générations de praticiens ont trouvé à se former. Il en a poursuivi l’exercice régulièrement jusqu’à un an avant sa mort.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler dans le détail les apports de Jacques Lacan à la clinique, et particulièrement à celle des psychoses. Qu’il suffise de noter le concept du Nom-du-Père, et celui de sa forclusion, l’explication du phénomène de l’automatisme mental par l’articulation du lieu de l’Autre, l’explication des structures linguistiques en jeu dans le discours psychotique, enfin, le « mathème » de l’objet dit petit a.

Il suffira peut-être, pour conclure, de dégager quelques principes d’une « morale provisoire », qui peuvent valoir de l’enseignement de Lacan dans la pratique psychiatrique et, pourquoi pas, dans celle du service spécialisé qui porte son nom :

— Si le psychanalyste s’attache à susciter, et à protéger, l’émergence d’une toute autre dimension dans le sujet (celle que Freud a nommée l’inconscient), ce n’est pas pour autant qu’il ait à se mettre aux abonnés absents quand l’hôpital, voire l’université, fait appel à lui. Il y peut témoigner de ce qu’il fait et sait dans la pratique qui lui est propre, sans reniement, sans complaisance, et en respectant ce qui fait la consistance de discours autres.

— N’oublier jamais que le psychotique, l’enfant autiste, est un sujet, qui vérifie dans la souffrance le statut d’« être parlé », qui est le lot commun.

— Enfin, si la bienveillance, concept si vivace dans l’éthique classique, est pour nous singulièrement tombée en désuétude, ce qui doit venir à sa place, là où on prend Freud et Lacan pour maîtres, n’est pas l’indifférence, mais quelque chose qui peut se formuler ainsi, et qui n’appartient pas d’évidence au contexte quotidien : se dépenser sans compter.

Le 13 septembre 1985

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