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Publié le mardi 20 novembre 2018

LETTERiNA

N° 72 - Pratiques contemporaines

Automne 2018

Cultures #2, Anne Houel, 2014

LIMINAIRE

Ce qui spécifie notre époque, c’est qu’elle considère que le réel ne devrait pas être. Un monde sans accroc au service du bonheur. C’est pourquoi lorsque le symptôme se manifeste il doit être sédaté, rééduqué, isolé, ignoré…, en somme, il faut le faire taire. Ce monde sans ratage, où tout fonctionnerait et qui serait bon pour tous, n’est pas sans évoquer les romans dans lesquels l’utopie vire au cauchemar. Pascal Bruckner, dans son livre Euphorie perpétuelle2, dénonce cet impératif du bonheur qui, à force de mettre à l’écart la souffrance, prend le risque de la voir resurgir là où on ne l’attend pas. Jacques-Alain Miller note que « ce qui fait trauma, c’est la férocité actuelle de ce “pour tous” qui résulte des noces du maître et de la science3 », mais ce que le maître moderne ignore c’est l’impossibilité structurale de venir à bout du réel. Or cette méconnaissance porte en elle sa propre destruction.

Force est de constater que dans ce contexte les pratiques ont évolué. Ces dernières années les bureaucraties, notamment sanitaires, ont proliféré. Elles se fient au scientisme comme à un dogme, soutiennent et fixent une orientation qui ne laisse que peu de place à la possibilité d’un traitement singulier. La clinique en a fait les frais et notre rapport à la folie a changé ; la manière dont nous la considérons est un excellent miroir de notre époque.
La politique de santé se fait l’écho de ce discours contemporain, notamment dans ce qu’elle « recommande » en termes de « bonnes » pratiques, dont l’injonction sous-entendue ne leurre personne. Nous considérons au contraire qu’il n’y a pas d’autre politique que celle du symptôme pour orienter notre pratique : la clinique psychanalytique rend compte de la fonction du symptôme à partir d’un travail de déchiffrage, comme une première façon d’écrire ce qui est hors-sens. Là où les nouvelles pratiques se réfèrent à un savoir qui exclut l’impossible, nous soutenons que c’est justement en accueillant le réel ou l’impossible et en considérant le symptôme comme une solution à déchiffrer qu’il est possible d’obtenir un apaisement.

Dans ce numéro de Letterina, Jean-Pierre Rouillon explore l’écart entre le savoir et le réel et analyse les raisons pour lesquelles la pratique est passée du singulier au pluriel. Toute pratique se fonde sur un discours et la place du discours de l’analyste n’en sort pas indemne. Clotilde Leguil interroge la spécificité du savoir analytique, qui est fondamentalement une position de non-savoir. C’est bien ce que Simon Estienne met en évidence avec les équipes empêtrées avec le réel des sujets autistes dans une institution exemplaire, au sens de notre ironique modernité.

Pour ceux qui s’efforcent d’accueillir le réel du symptôme, c’est un enjeu, un pari qui nécessite d’être subversif. Les textes témoignent de la manière dont les analystes se débrouillent avec le réel d’une part et les conditions d’accueil contemporaines d’autre part. Ce qui est difficile à double titre. Toute la difficulté réside dans ce qu’il s’agit d’accueillir : l’insupportable, à la fois pour le sujet et pour celui qui accueille. Serge Dziomba propose une lecture du discours contemporain à partir de l’Un de jouissance afin de définir les conditions actuelles de cet insupportable. Il fait le rapprochement entre cet insupportable, ce qui cloche et le symptôme.
Un enfant se mure dans le silence puis n’est que cri, un autre est qualifié d’électron libre, est désarrimé, un troisième est ingérable, « inéducable »... Les vignettes cliniques présentées dans ce numéro montrent à quel point l’insupportable a une chance de se civiliser lorsqu’un certain rapport à la parole est adressé et accueilli. Hélène Bonnaud rappelle que tout l’art de l’analyste est d’opérer un renversement de la demande « que pouvez-vous pour moi ? », qui se situe du côté du faire. Nadine Michel l’illustre en faisant face à la folie thérapeutique qu’a suscité la petite fille qu’elle recevait en se situant du côté du sujet qui souffre et non du symptôme qui dérange. La demande peut être pressante quand il s’agit de protection de l’enfance : face à cette question, il s’agit pour Valérie Letellier avant tout de soutenir le sujet en mesurant l’impact qu’un signalement pourrait avoir sur lui.

Comment est-il possible à l’école de faire du sur-mesure à l’aune du « pour tous » ? C’est en repérant et en soutenant les inventions d’un enfant qui déclenche la panique que Marie Izard-Delahaye trouve des stratégies pour faire de l’enseignant un partenaire. De même, Nathalie Herbulot observe comment une belle rencontre avec un enseignant a permis à un élève qui suscitait le rejet de trouver une place singulière à rebours de la logique égalitaire qui règne à l’école. Dans les institutions spécialisées non plus cela n’est pas une mince affaire. Ce n’est qu’à partir du moment où Claire Dufaure accueille la parole d’un enfant dans ce qu’elle a de plus singulier qu’il a pu se loger dans l’Autre.

Edwige Shaki se décale de la demande du sans-papiers et aide ces sujets à devenir responsables de leur destin en s’attachant à la singularité qui le compose ; elle tient à ce qu’ils s’orientent du bien dire. Christelle Pollefoort témoigne de sa pratique toujours « sur le fil » avec des sujets désinsérés, dans une situation de précarité.

Lorsque le discours comme lien social est attaqué, les incidences dans les institutions sont importantes et n’épargnent pas les professionnels.
Marie-Hélène Doguet évoque comment l’impossibilité de se faire entendre dans un hôpital psychiatrique en souffrance a provoqué des mouvements sociaux sans précédent et a fait retour sous la forme violente d’une grève de la faim. C’est l’occasion pour elle d’interroger ce qu’est devenue la fonction du psychiatre bouleversée par les multiples réformes. Philippe Lemercier interroge ce qu’il en est de la souffrance dans les institutions éducatives par la mise la place d’une conversation organisée par le cien.

Lacan incitait les analystes à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque4 » car la pratique est nécessairement liée à l’état de la civilisation. Face au constat que le XXIe siècle se défend contre le réel, Jacques-Alain Miller préconise une orientation pour notre clinique qui « devra se centrer sur le démontage de la défense, désordonner la défense contre le réel5 » à l’aide du désir de l’analyste – qui reste à redéfinir – d’atteindre le réel, de le surprendre. C’est bien ce qui nous différencie du discours moderne.

Enfin, nous avons souhaité rendre hommage à notre chère collègue récemment disparue, Raymonde Jdanoff, en republiant son joli texte : « La pratique de la lettre, Anne-Marie Stretter et Lol V. Stein ».

Letterina change d’allure, nous souhaitons la bienvenue à notre nouveau graphiste Bertrand Diacre-Pieplu.

Bonne lecture !

Samantha Anicot

Notes :
1 Zamiatine E., Nous Autres, Gallimard, 1971, p. 15.
2 Bruckner P., Euphorie perpétuelle, Grasset, 2002.
3 Miller J.-A., Quarto n° 117, décembre 2017, p. 36.
4 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, p. 321.
5 Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe congrès de l’AMP, La Cause du désir, n° 82, Engouement pour la clinique, Navarin éditeur, 2012, p. 94.


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SOMMAIRE


- Liminaire, Samantha Anicot.

Des pratiques, entre savoir et réel
- Actualités des pratiques en institution, Jean-Pierre Rouillon
- Les paradoxes du savoir « analytique », Clotilde Leguil
- L’APP, nécessairement orientée par la psychanalyse, Simon Estienne

Pratiques avec les enfants : accueillir l’insupportable
- Lana ou la petite princesse endormie, Nadine Michel
- Que pouvez-vous pour moi ?, Hélène Bonnaud
- Signalement : une division ?, Valérie Letellier
- Accueillir à l’école, Marie Izard Delahaye
- Trouver son Chaplapla, Nathalie Herbulot
- Tenir la main et trouver les mots, Claire Dufaure

Clinique de la précarité : la nécessité d’une inscription
- Ce qui cloche, entre le politique et la psychanalyse, Serge Dziomba
- L’étranger : de l’intime au politique, Edwige Shaki
- Relais d’Aide et d’Écoute Psychologique, une pratique sur le fil, Christelle Pollefoort

Des institutions en souffrance
- « Nous leur parlons de qualité des soins, d’êtres humains, ils nous répondent par des chiffres », Marie-Hélène Doguet-Dziomba
- Souffrance au travail dans les institutions éducatives, Philippe Lemercier

In memoriam
- In memoriam, Valérie Pera Guillot
- Madame Jdanoff, Martine Desmares
- La pratique de la lettre, Anne-Marie Stretter et Lol V. Stein, Raymonde Jdanoff, présenté par Marie-Claude Sureau

Kiosque
- Little light, une petite lueur pour les enfants autistes, Lydie Lemercier-Gemptel

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