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Publié le lundi 5 juin 2017

Le Prélude de la déléguée régionale de l’ACF-Normandie

Prélude de juin

Juin 2017

Avant la coupure de l’été, plusieurs évènements mobilisent l’ACF-Normandie.

Il y eut vendredi dernier la projection du film de Gianfranco Rosi Fuocoammare – Par-delà Lampedusa. Ce film m’a marquée par la force de son écriture, la beauté de ses plans séquences, sa construction qui met en scène un non-rapport : pas de rapport entre la vie rude des habitants de cette ile de pêcheurs qui nous est montrée à travers le « parcours initiatique » d’un jeune garçon de 12 ans et le « rejet » par la mer de milliers de corps « migrants » survivants ou déjà morts, entremêlés sur des épaves, brulés par le gasoil, réduits à des « objets sans papiers1 » (400 000 migrants ont débarqué sur Lampedusa depuis 20 ans). Comme le note Miquel Bassols, « sans-papiers, tel est le terme qui interroge le statut actuel de l’immigré. De nos jours, le statut de l’immigré consiste justement à ne pas avoir de statut civil ou légal dans la communauté dans laquelle il veut entrer, laquelle lui impose des critères toujours plus difficiles à satisfaire pour l’accueillir. Auparavant, l’immigré était celui qui partait d’un pays pour trouver une place dans un autre pays (…) Il cède sa place au dit « sans-papiers » (…) Au-delà du déplacement géographique, tel est le véritable déplacement, celui du discours : le sujet immigré devient un objet sans attributs auquel il est pourtant prié de s’identifier ». Miquel Bassols y voit le signe actualisé de la ségrégation annoncée par J. Lacan dans sa « Proposition de 1967 » : « Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation2 ».

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C’est bien cela le sujet du film de Rosi. Comme il le dit : « J’ai choisi ce point de vue de l’enfant pour parler de notre impossibilité de comprendre ce que nous ne connaissons pas. L’enfant devient la métaphore de notre situation face à la crise migratoire. Un monde de tragédies s’ouvre devant nous et nous ne le comprenons pas, nous ne voulons pas le voir ». Ajoutons que cette métaphore se développe à partir de la découverte chez Samuele d’un « œil paresseux » qui l’oblige désormais à manipuler autrement les frondes qui le passionnent, son œil actif masqué, et qui fait surgir chez lui une pointe d’angoisse. On le voit interroger les ressources paternelles de la vie de pêcheur, la tradition et les routines – admirablement figurées par le geste répétitif de cette veuve qui fait son lit avec rigueur, expulsant tout pli de la couche désormais vidée de jouissance pour ensuite baiser des icones mortifiées. Ces ressources, les migrants en sont radicalement privés. Ici, il ne s’agit pas d’accueil mais de radars filmés dans une inquiétante étrangeté, de policiers enveloppés dans des combinaisons de sécurité blanches et masqués, d’appels au secours poignants surgissant à la radio – faisant contrepoints aux chansons siciliennes que diffuse la radio locale (en particulier Fuocoammare) et c’est un autre « feu à la mer » qui est convoqué. Après le tri des vivants et des morts, les visages muets en proie à la stupeur, aux pleurs, parfois à la transe d’une psalmodie décrivant l’horreur d’un voyage en enfer, parfois au sourire du jeu collectif retrouvé lors d’un match de foot, sont scrutés en gros plan par la caméra.

JPEGEt puis il y a le Dr Pietro Bartolo, le médecin de Lampedusa, qui crève l’écran. On le voit faire l’échographie d’une probable rescapée enceinte de jumeaux, filmée dans l’ombre. On l’entend trouver des mots dont elle ne comprend pas le sens mais dont elle peut recevoir la douceur et la délicatesse énonciative. On l’entend parler, bouleversé, de tous ses morts, dont il fait tout pour retrouver l’identité, les noms et les histoires à la façon d’un archiviste « pour éviter que tout finisse aux oubliettes », et dont il nous explique qu’il ne s’habitue jamais à leur réel. Pietro Bartolo sera l’invité du prochain Congrès Pipol 8 « La clinique hors-les-normes », dimanche 2 juillet. Avec sa présence qui irradie le film, c’est toute la question de l’accueil qui est posée. Comme il le dit dans une interview sur le blog de Pipol 8, il n’arrive pas à nommer ce qu’il fait. « Peut-on appeler ça un travail ? Pour lui ce qui compte c’est l’accueil et que chacun comprenne qu’il arrive dans un lieu où on ne lui fera pas ou plus de mal. Nous sommes tous des migrants, ajoute-il. Et à propos de son action : « On prend tout ce qui vient de la mer » ».

Le débat qui a suivi autour de l’accueil de l’Autre et de l’exil, avec la participation de Marie-Pierre Colombé et Olivier Jan, psychologues à l’UMAPP et Francis Lecomte, coprésident de l’AHSETI, a justement soulevé de nombreuses questions autour des conditions de possibilité de l’accueil des migrants/réfugiés/demandeurs d’asile qui arrivent de plus en plus « démolis » selon les termes de l’un des invités. Comment les aider, au cas par cas, à partir d’un certain type de présence et de mise en jeu des corps, à retrouver la fonction vivifiante de la parole qui ne vise pas le sens ni la « communication » mais quelque chose que le dernier enseignement de Lacan appréhende comme une « nomination » : « nommer » avec du réel, du symbolique et de l’imaginaire pour que du parlêtre puisse émerger au lieu de l’innommable ? C’est là une dimension fondamentale de l’accueil dont témoignent les accompagnants et qui est la question préliminaire à toute construction après coup du trauma et de l’exil – car on pourrait dire que les « objets sans papiers » que nous montre le film ne sont pas encore des traumatisés ni des exilés, pour cela il y faut l’accueil des Uns par l’Autre.

De la « nomination » et de sa faille avec la « communication », qui met en question le sens et l’usage du langage, il est largement fait état par Éric Laurent dans le chapitre intitulé « La jouissance du corps soutient le symptôme » de son ouvrage L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance. C’est précisément ce chapitre qui sera étudié par le cartel en charge du séminaire interne le 17 juin prochain. Éric Laurent examine dans ce chapitre les conséquences du nouveau régime de l’inconscient proposé par Lacan à la fin de son enseignement : « un inconscient fait des équivoques par lesquelles le corps déchiffre le traumatisme en tant que lieu d’où émergent la jouissance et son scandale3 » et pose la question suivante : « Si la jouissance est première dans son énigme à déchiffrer, comment s’articulent alors le corps et l’Autre ? » N’est-ce pas cette question que posent de façon brulante les migrants qui arrivent à Lampedusa ou en Normandie ? N’est-ce pas à ce point qu’ils convoquent tous ceux qui les accompagnent et qui s’orientent de la psychanalyse ?

Nous poursuivrons ce work in progress dès la rentrée !

Marie-Hélène Doguet-Dziomba,
Déléguée régionale de l’ACF-Normandie

Notes :
1 Miquel Bassols, « L’objet sans papiers ».
2 Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », Autre écrits, Paris Seuil, 2001, p. 257.
3 Eric Laurent, L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Navarin Le champ freudien, 2016, p. 69.

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