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Publié le vendredi 4 février 2022

LETTERiNA

N° 78 - Folies... Parier sur la singularité

Hiver 2022

Giacomo Francesco Cipper,
Excision de la pierre de la folie.
huile sur toile, 176x230 cm
© MuMa – Musée d’art moderne André Malraux –
Le Havre / Charles Maslard


LIMINAIRE

« Il existe des individus, c’est tout. Quand j’entends parler d’homme de la rue, […] de phénomènes de masse et de choses de ce genre, je pense à tous les patients que j’ai vus passer sur le divan en quarante années d’écoute. Aucun, en quelque mesure, n’est semblable à l’autre, aucun n’a les mêmes phobies, les mêmes angoisses, la même façon de raconter, la même peur de ne pas comprendre1. »
Deux signifiants circulent au travers de ce très dense Letterina : singularité et engagement. Ils témoignent d’une orientation décidée. Ils constitueront la trame de notre bulletin.

De la singularité...

À partir de quand est-on fou ?, questionne Lacan2.
On peut dire que le fou, c’est celui que la communauté veut faire taire car comme le poète, il évoque de façon criante, l’incomparable de chacun. La folie toucherait à la poésie au sens de la singularité radicale avec laquelle le fou travaille la langue pour se faire entendre et par ce fait, la folie est bien autre chose qu’un déficit. « Ne pas jauger le fou en termes de déficit3. » Comme l’a bien montré Lacan – et à sa suite Jacques-Alain Miller – et contrairement à ce qui paraît une évidence pour certains, la folie dérive de la faille intrinsèque au langage, des errances du sens et des identifications qui alimentent la jouissance
Lacan insiste dans le Séminaire XIX4, que le biologique n’est pas le réel, qu’il n’est que le fruit de la science qui s’appelle biologie ; il a toujours opposé connaissance et savoir.

… à l’engagement

Le 29 mai 2021, les membres de l’ACF et quelques autres se réunissaient au Havre afin de travailler en colloque sur la folie et s’interroger sur l’actualité de la causalité psychique. Doit-on constater son abandon ?
Ce colloque arrivait à point nommé pour de multiples raisons. Prétextant un souci d’égalité, mirage d’un tous pareils rendu possible par une certaine science, quelques arrêtés intempestifs concernant l’exercice des psychologues ont récemment vu le jour, accentuant le malaise grandissant à l’hôpital et dans les secteurs de psychiatrie ainsi que dans les lieux où ils interviennent, mettant à mal toute référence à la psychanalyse et à ce qu’elle enseigne.
Cette sorte d’illusion de maîtrise, ce tour de passe-passe, ignorent en fait le ratage de la structure. L’homme se réduirait donc à son cerveau, ne serait qu’une machine à traiter l’information flattant l’homme contemporain qui, le chiffre à la main, se plaît à s’imaginer comme une machine. Ce chiffre lui apporte la garantie dont son être est dépourvu et qui ne cesse de filer. Le prix à payer, c’est le désir. Le désir qui ne se programme pas, ne se prévoit pas. Alors est forclose la parole du sujet dans son impossibilité à nommer, impossibilité en ce sens qu’elle touche au réel. Nous savons, orientés par la psychanalyse, que l’inconscient atteste d’un réel qui lui est propre, relevant du champ de la parole et du langage, alors que pour les neuro-sciences il ne se réduit qu’au non-conscient. « La science gagne sur le réel en le réduisant au signal. Mais elle réduit aussi le réel au mutisme. Or le réel à quoi l’analyse s’affronte, c’est un homme qu’il faut laisser parler5. »
Ce qui ressort des travaux exposés dans ce colloque dont nous publions quelques textes, c’est l’engagement avec lequel nos collègues règlent leur pratique. Engagement pour la psychanalyse, engagement dans la rencontre, accent mis sur la contingence.
Dans ce bulletin, également, un texte de Pierre Naveau6, d’après un extrait de son livre, que nous publions avec l’aimable autorisation de Laure Naveau, en hommage à ce psychanalyste qui a toujours su par son engagement, nous montrer une certaine voie.

La pierre de la folie

Le tableau que j’ai choisi pour illustrer la couverture du numéro 78 est une toile de Giacomo Francesco Cipper, dit Il Todeschini (1664-1736), qu’il est possible de voir au musée d’art moderne André Malraux du Havre (MuMa) : Excision de la pierre de la folie.
Cette scène de rue spectaculaire est un motif courant dans la peinture flamande de la fin du XVe-début du XVIe. On supposait alors qu’une pierre dans le cerveau était responsable de la folie. Les chirurgiens-barbiers parcouraient le territoire et trépanaient en public de pauvres diables. Au bon moment, par un tour de passe-passe, ils faisaient apparaître une pierre soi-disant prélevée dans le cerveau. La pierre retirée, le patient était censé n’être plus fou... Illusion.
L’histoire ne nous dit rien sur l’efficacité de la méthode7. Le tableau du Todeschini est plus tardif. Il est traité comme une scène de marché dont ce peintre était friand. La dérision, presque la caricature, est manifeste.
Nous ne pousserons pas le mauvais esprit à nous demander si quelque part, par le biais de l’IRM et autres imageries, accès direct au cérébral, certains ne cherchent pas encore à repérer cette pierre de la folie, alors que pour nous, s’il s’agit d’une pierre, elle est sur notre chemin, nous fait trébucher, ne se résorbe pas et entrave le ronron du discours de la science.
« [Jacques Lacan] nous a laissés sur la nécessité de faire avec la contingence du réel, c’est-à-dire avec l’invention et la réinvention, sans aucun fatalisme. En dépit du poids que pèsent aujourd’hui la quantité, la mesure et le nombre, tout cela reste à la merci de la contingence. À nous de savoir l’exploiter8. »

Place aux auteurs, bonne lecture !

Nadine Michel

Notes :
1 Lacan J., « 1974, Jacques Lacan. Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n° 88, octobre 2014, p. 172.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 77.
3 Lacan J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe », Autres écrits, p. 214.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, ...Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 29 et 31.
5 Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 136-137.
6 Naveau P., Les psychoses et le lien social. Le noeud défait, Anthropos, 2004.
7 La version la plus connue, ironique et provocante, est celle de Jérôme Bosch (Musée du Prado à Madrid). On y voit un chirurgien-barbier, coiffé d’un entonnoir, symbole de la connaissance, mais posé à l’envers, avec la connaissance qui s’échappe par le dessus. À côté de lui, une nonne, un livre savant installé d’une manière saugrenue sur la tête, assiste à l’opération.
8 Miller J.-A., extrait de « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou » (2007-2008), Département de psychanalyse, Paris 8, Cours du 30/01/2008, inédit


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SOMMAIRE

Liminaire, Nadine Michel

Le mot de...
Arrêtons les arrêtés !, Élodie Guignard

Folie contemporaine : ne pas céder sur son engagement
L’homme machine sera-t-il sans faille ?, Fabien Grasser
Éloge de l’hétérogène et du composite, dans la pratique d’orientation lacanienne, Marie-Hélène Doguet-Dziomba
Causalité psychique / causalité physique : actualité du débat entre Jacques Lacan et Henri Ey, Éric Guillot
La conversation, c’est bien par là ? Lacan, le psychiatre et les institutions, Catherine Grosbois
Le fond de l’air est frais !, Jean-Yves Vitrouil

Dentelles… s’engager dans la pratique
Gaël, entre dispute et discute, Claire Dufaure
Steven : le « burn out » d’un homme connecté, Manuela Baty
Du corps à la lettre, Lydie Lemercier-Gemptel

Subversion du savoir ; oser la parole
Les Possédées de Louviers, Nadine Michel
De quelle parole parle-t-on ?, Sophie Gayard
Paroles usées, parole habitée. La parole, organe du corps, Serge Dziomba
Séminaire interne 2021 : que devient la jouissance dans l’expérience analytique ?
Les aventures de la substance jouissante, Xavier Roux

Kiosque
Delphine de Vigan, Valérie Letellier

Sur le champ
En hommage à Pierre Naveau. La présentation de malades avec des enfants, Laurence Morel
Au milieu des mots, trouver un chemin. La conversation avec un enfant, Pierre Naveau



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