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Publié le dimanche 9 juin 2019

LETTERiNA

N° 73 - Le Chêne et le roseau, la psychose et ses désordres

Printemps 2019

Dreamtime, Guillaume Montier, 2018

L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

Jean de la Fontaine, « Le Chêne et le Roseau », Fables et contes, Bouquins, 2017, p. 480.

LIMINAIRE

Cette fable, qui opère comme un miroir de la comédie sociale, avertit de ne pas se fier à la vigueur physique. Le roseau, du fait de sa constitution, ne se rompt pas mais se courbe comme sa morphologie le lui permet. À l’image de ces deux végétaux que tout oppose, cette personnification issue des fables de La Fontaine a été utilisée par Jacques-Alain Miller pour distinguer la psychose ordinaire de la psychose extraordinaire en les abordant à partir du déclenchement ; « On parle de déclenchements quand il y a un contraste marqué entre l’avant et l’après. Ce n’est pas toujours le cas. Il y a là matière à construire une opposition style chêne et roseau… Lorsque le symptôme est du modèle chêne, quand la tempête arrive le déclenchement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet a plutôt élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclenchement1. »

Force est de constater dans notre clinique quotidienne un certain désordre consécutif au déclin du Nom-duPère. Il arrive que les cliniciens restent perplexes quand les éléments classiques de la sémiologie psychiatrique manquent. L’absence d’éléments de dissociation, de délire constitué, de retrait catatonique, d’hallucination ou de troubles du langage implique que nous portions notre attention sur d’autres signes, plus discrets. La distinction entre névrose et psychose n’est plus aussi tranchée, ce qui a rendu nécessaire une reformulation de la clinique différentielle. Le recours à la clinique des nœuds, plutôt qu’à celle du manque, permet davantage d’appréhender la grande diversité des manifestations symptomatiques à l’œuvre et des désordres en question.

Ce qui relève donc de la psychose – qualifiée alors d’ordinaire – revêt de manière toujours surprenante l’apparence d’une normalité. Cela pose la question de ce qui conditionne cette normalité. Est-ce un nouage singulier sans qu’aucun déclenchement ait été perçu ? Ou bien s’agit-il d’un bricolage et de l’aménagement d’une solution vivable après un déclenchement ? C’est-à-dire après avoir été averti par ce qui fait le point de fragilité. Quoiqu’il en soit, sachant qu’il est parfois difficile de mesurer le trou forclusif à ses effets, la prudence est de mise et incite à trouver d’autres repères afin d’être attentifs aux différents signes.

Dans ce nouveau numéro de Letterina, nous commençons par un rappel de ce que nous a enseigné le cas Schreber dont on sait qu’il a été élevé au rang de paradigme. Nous constatons un changement d’optique dans l’enseignement de Lacan à partir de l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant2 » et de la « Note sur l’enfant3 », c’est pourquoi nous vous proposons une lecture de ces textes. Ensuite, le concept de clinique borroméenne sera déployé de manière agréablement didactique par Éric Blumel.
La clinique du nouage est précieuse car elle donne des indices sur la manière d’orienter le traitement. Elle peut indiquer s’il est préférable de porter une attention sur le corps et ses dérèglements ou bien sur une modalité singulière de lien social pour se prémunir de l’Autre. Nous allons voir comment les auteurs traitent de la variété des nouages rencontrés.

Dans le cas des sujets hors-discours, toute la difficulté réside dans le fait de se construire un corps. La prévalence de l’imaginaire situe les effets forclusifs au niveau du corps. Pour Églantine, le désordre est « provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet4 ». Le recours qu’elle fait au symbolique pare à cette sensation d’être une « coquille vide ». Aussi bien, l’effort de construction de Mariette, dont la certitude néofantasmatique un enfant est attaché vient pallier à la dimension de l’imaginaire radicalement défaillante, lui permet de faire tenir son corps.

Quelles sont les suppléances pour les sujets aux prises avec l’hostilité de l’Autre ? Fabrice Bourlez évoque la jouissance de l’Autre qui a envahi le corps de Schreber. Il postule d’ailleurs que le transsexualisme n’est pas toujours synonyme de psychose, contrairement aux a priori persistants. Barbara Brière témoigne de l’effort de rigueur d’un sujet, prisonnier de sa structure paranoïaque, grâce sa tentative de nomination et de logification. Romain Aubé interroge la place du traitement médicamenteux dans le suivi d’enfants psychotiques.

« Y a-t-il des gens normaux ? » se demande Monique Amirault. L’observation et l’étude du peintre et poète Gaston Chaissac permet de démontrer qu’être artiste est incurable et qu’un déséquilibre préalable peut devenir un atout. L’écriture fait pour lui office de Nom-du-Père. L’appui si fréquent des psychotiques sur l’écriture leur permet de traduire leur expérience. Elle peut être créative ou l’objet de la construction d’un symptôme. C’est parfois en confortant le désir d’écrire que la jouissance peut être bordée. C’est le cas d’Alice qui est entraînée dans un gouffre dès lors qu’elle n’est plus arrimée à l’horloge. Quant à Angel, il trouve dans l’écriture un moyen de suturer ce qui fait énigme pour lui quant à son identité sexuelle.
Pour terminer ce numéro, la rubrique Kiosque évoque la psychose avec le personnage du film de Paul Thomas Anderson, Phantom Thread.

Bonne lecture !

Samantha Anicot

Notes :
1 Miller J.-A. (dir.), La psychose ordinaire, Navarin éditeur, p. 276.
2 Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
3 Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
4 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.


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SOMMAIRE


- Liminaire, Samantha Anicot.

Enseignement sur la psychose
- Panorama des découvertes freudiennes sur les psychoses, Jean-Louis Woerlé
- Une Lecture de l’ « Allocution sur les psychoses de l’enfant » et de la « Note sur l’enfant » de Jacques Lacan, Eric Guillot

Maladie mentale : se construire un corps
- La maladie mentale, une clinique borroméenne, Eric Blumel
- Eglantine, la funambule. Contrer l’ennui par un effort de poésie, Sébastien Rose
- La difficulté d’appareiller un corps qui n’est pas celui du miroir, Samantha Anicot

La persécution à l’œuvre
- Schreber n’était pas trans, Fabrice Bourlez
- « Je suis un empathe » : une nomination comme barrage contre l’imaginaire, Claire pigeon
- La prise en charge thérapeutique de l’automatisme mental, Romain Aubé

Ecrire le réel
- Les racines d’un style, Monique Amirault
- L’emploi du temps d’Alice, Zoé Verhamme
- « Angel », Barbara Brière

Kiosque
- Phantom Thread : « Cousu de fil noir ou les caprices d’Eros », Nadine Michel et Marie-Thérèse Rol



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