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Publié le mercredi 25 février 2015

Université populaire Jacques-Lacan – Colloque UFORCA

Modes de jouir, le temps pour choisir

Samedi 30 mai - Paris

Notre contexte
Lors du premier mouvement de civilisation que la psychanalyse a accompagné, celui du déclin du puritanisme victorien, le sens sexuel délivré de la prison du refoulé a ouvert la voie à de nouvelles formes de jouissance, jusque-là étouffées. Cette libération du sens et des mœurs a trouvé son point de capiton sous le nom de mai 68. Il semblait que les fantasmes sexuels aient pu sortir enfin de leur clandestinité pour être mis en scène. Cette bouffée d’air a été célébrée dans une ambiance festive généralisée. Des communautés de jouissance partagée ont vu le jour pour fêter la chute de la pudeur excessive du lien social hérité du père : ouverture des liens conjugaux à d’autres partenaires, anesthésie des inhibitions par des drogues, défi bon enfant du maître pédagogue, le tout encadré par des idéaux soutenant la victoire de l’amour et de la paix sur toutes les formes d’« exploitation de l’homme par l’homme ». Ces illusions passées ont aujourd’hui l’allure d’un conte de fées. Jacques Lacan avait prophétisé l’ennui qui suivrait l’effacement du voile sur la jouissance que constituaient l’interdit et le mystère.
Cet ennui ne se laisse dépasser que par la transgression des frontières du principe de plaisir. Nous constatons, avec la montée au zénith de l’objet a, que le forçage prend le pas sur la libération. Les objets de consommation ne se limitent plus à convoquer nos jouissances, ils s’imposent à la façon de l’impératif surmoïque : jouis ! Avec ou sans clic, l’obscénité d’une pornographie généralisée s’empare de notre regard, qu’on le veuille ou pas. Cela va du fantasme sexuel prêt-à-porter jusqu’à la décapitation devant une caméra, en passant par des jeux de combat et des reality-shows mettant en scène l’élimination. Ici, il ne s’agit plus de délivrance de la matière refoulée. Pas de pulsation de l’inconscient scandée par une ouverture/fermeture qui permettrait un mode de réglage de la jouissance. Le retour du puritanisme moderne ne manque pas de se manifester face à ce débordement. Nous savons le sort qu’a subi récemment, place Vendôme à Paris, l’œuvre Tree de l’artiste américain Paul McCarthy. Cet énorme sapin de Noël gonflable n’a pas survécu plus de trois jours et son auteur a été agressé dans la rue, car l’œuvre représentant un plug anal a été perçue comme une offense aux bonnes mœurs.
Le voile étant levé sur les modalités de jouissance, le sujet est exposé à l’embarras de devoir choisir parmi une série de signifiants qui ne cesse de s’accroître, des signifiants plus ou moins transgressifs qui nomment et collectivisent de nouveaux modes de jouir. Les anciennes identifications d’homme et de femme, ancrées dans l’anatomie, ne suffisent aucunement car elles cachent la pluralité de choix d’objets mis à la disposition du sujet par le discours.
L’homosexualité, façon traditionnelle de désigner un choix d’objet, a trouvé une inscription digne et légale dans l’Autre. Les LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) s’organisent en associations et acquièrent progressivement une légitimité sociale. D’autres noms de jouissances sortent de l’ombre mais peinent à trouver une inscription légitime. Ainsi, au Danemark, où une loi contre la zoophilie été récemment préconisée, les zoophiles se sont organisés en association afin de défendre leur cause. Leurs revendications et leurs témoignages ne semblent pas obtenir pour autant la sympathie du public. On imagine moins encore une reconnaissance quelconque de pratiques comme la pédophilie qui impliquent l’abus du corps de l’autre.
Dans le domaine des jouissances qui court-circuitent la sexualité – comme la toxicomanie et d’autres addictions, nous voyons le maître s’en mêler au nom de la bonne santé mentale des populations. Les tentatives de réglage de ces jouissances par la loi de la Cité et les autres moyens du maître étant le plus souvent inefficaces, celui-ci confie volontiers la tâche de s’en occuper à la science, à la médecine et aux institutions de soins qui affrontent tant bien que malles ravages de ces modes de jouissance.
Quoi qu’il en soit, ces nouvelles modalités de distribution de la jouissance sont le contexte dans lequel nous opérons. La clinique en est fortement teintée.

L’Un-tout-seul c’est le destin
Une recherche concernant le choix, en matière de jouissance, doit partir de ce qui semble être diamétralement opposé à celui-ci, à savoir, le destin. Lacan a interrogé l’assertion de Freud selon laquelle « l’anatomie c’est le destin1 », mais cette critique n’est pas faite pour disjoindre définitivement l’anatomie de l’identification sexuelle. Une telle exclusion entre l’anatomie et l’identification transformerait le choix du sexe en une question sociologique, telle que se la posent les gender studies, limitant ce choix à une manifestation des droits de l’homme, soit ceux de tout être humain à se ranger sous un signifiant d’identification sexuelle selon ses souhaits : homme, femme, ou autre. Que l’anatomie ne soit pas le destin suppose qu’elle n’explique pas toute la diversité des comportements et des identifications sexuelles2. Il n’empêche qu’elle reste bel et bien le nom du réel par rapport auquel se construit l’épaisseur des semblants qui guident la position sexuelle du sujet.
Lacan ne rejette pas l’incidence de l’anatomie sur le choix du sexe, mais il la complexifie. « La destinée du désir, dit-il, a pour ressort la conjonction d’une certaine anatomie […] avec ce qui est effectivement le destin, à savoir l’Anankè par quoi la jouissance a à se confronter avec le signifiant3 ». Cette implication du signifiant et de la jouissance dans la détermination de la destinée du désir nous guide jusqu’aux élaborations de Jacques-Alain Miller concernant l’Un-tout-seul4. L’Un-tout-seul c’est le destin pourrait être la réponse de Lacan à la formule freudienne. À savoir que le destin se produit au lieu où le S1, radicalement séparé de l’Autre comme réseau des signifiants, vient s’inscrire sur le corps comme Autre. Il s’agit d’une conjugaison contingente et traumatique entre deux substances, l’une signifiante, nommée l’Un-tout-seul, l’autre jouissante et non négativable. Cette conjugaison au point de rencontre entre le signifiant et l’organisme produit le réel du sujet dans le champ de ce qui existe mais qui n’est pas encore le sujet. La jouissance en ce lieu n’a aucun autre Autre que le corps lui-même. C’est une jouissance auto-érotique par excellence, non celle d’un corps imaginaire qui jouit, mais d’un corps qui se jouit5. Celle-ci ne dépend pas d’un choix. Elle se produit comme la conséquence d’un sort, ce pourquoi je propose qu’elle soit une manifestation du destin.

Répétition ou réitération
Ce point de réel apparaît dans l’être du sujet sous la forme d’un ensemble vide. C’est dire que le sujet n’a pas accès à cette jouissance non négativable qui se produit au joint intime de son existence. Et c’est précisément dans le rapport à ce point inaccessible que se produira le mode de jouir du sujet, comme un tenant lieu de cette jouissance qui se conjugue à l’Un-tout-seul.Ainsi le mode de jouir devient un point qui rattache l’être du sujet à la racine de son existence. Or, si au niveau de cette jouissance articulée à l’Un-tout-seul nous avons souligné une détermination par le destin, l’installation du mode de jouir qui s’ensuit implique, lui, un choix du sujet, qui n’est pas un choix moïque. Ce choix se situe dans l’inconscient entre l’être et le manque-à-être du sujet. C’est une façon de commémorer l’effraction de la jouissance dans le corps soit par la voie de la répétition, soit par celle de la réitération6.
La répétition s’inscrit sous la loi du symbolique. Elle émane de l’autre face du S1, celle qui n’est pas séparée de l’Autre, mais qui au contraire, fait appel à un S2. Ici le sujet est disposé à payer le prix de la castration pour avoir accès à une jouissance négativable. Ainsi, la répétition suit l’ordre établi par la chaîne signifiante sous la modalité de l’automaton. La jouissance phallique, structurée par l’alternance entre tumescence et détumescence, et celle de l’objet,située dans le fantasme, en sont les paradigmes. Ces modes de jouir impliquent d’une façon ou d’une autre un rapport à l’Autre : jouissance des amateurs de Witz, celle où se délivre le sens refoulé, jouissance narcissique de ceux qui s’adorent, jouissance du masturbateur, du voyeur, du masochiste… Toutes sont entérinées ou articulées à un objet recherché dans l’Autre pour en jouir : son image, sa reconnaissance, le sens ou la signification qu’il délivre.Ces modalités de l’Autre sont un décor qui enveloppe le mode de jouir.
Mais le noyau du mode de jouir se manifeste dans la réitération de la jouissance en tant qu’elle s’exclut de l’Autre, en tant qu’elle se refuse à la loi signifiante, et reste attachée à l ’Un-tout-seul. C’est la production, encore et encore, du Un corrélé à la jouissance non négativable. Ou encore, c’est la dimension de ce que Freud appelle une fixation, qui insiste comme noyau de jouissance dans toute répétition. Les « addictions » sont les appellations modernes par lesquelles nous désignons cette réitération de jouissance. Elles incluent aussi bien la jouissance sexuelle sous le terme d’hypersexualité. Ici, l’installation du mode de jouir dans la durée n’a plus l’aspect de la répétition du même. Plutôt, se présente-t-elle au plus près du moment inaugural de la confrontation de la jouissance avec l’Un-tout-seul en maintenant au sein de l’expérience la dimension de la première fois. Cela n’exclut pas qu’il y ait un sujet à ce refrain de jouissance. En effet, nous y supposons un sujet, mais il ne s’agit pas du sujet de l’automaton, qui est l’effet de la rencontre entre deux signifiants, mais du sujet déduit de la tuché, un sujet qui va à la rencontre réitérée avec le réel, une rencontre qui pourtant demeure unique à chaque fois. C’est le côté chaque verre est le premier verre de l’alcoolique. Le corps apparaît ici comme se jouissant, dans un état d’excitation permanente, cherchant à réguler cet envahissement de diverses manières : en circonscrivant la jouissance par des entailles sur le corps ou des marques de tatouage, en se stimulant davantage jusqu’à épuisement dans une danse, un jogging ou toute autre activité corporelle, ou encore en anesthésiant le trop de jouissance à l’aide de substances sédatives. Ces réitérations d’événements de corps et les tentatives du sujet pour les gérer ne répondent à aucun sens qui serait à chercher dans l’Autre en tant que symbolique.

Temps et choix infini
L’Œdipe organisait jadis les jouissances autour d’un nombre limité d’identifications et de choix d’objet : homme, femmes et autres identifications plus ou moins perverses ou transgressives. Dans la nouvelle ère de la civilisation, que nous désignons comme étant Après l’Œdipe, ce point d’appui dans l’Autre est attaqué, parfois au point d’être complètement absent. En revanche, le mode de jouir du sujet est davantage déterminé par la contingence de l’événement de corps survenu au moment de la rencontre avec l’Un-tout-seul. Cela ouvre au sujet moderne un nouveau spectre de modes de jouissance, régi non pas par la loi œdipienne,mais par la logique féminine.En effet, si les formules de la sexuation nous permettent d’établir l’égalité de tous les hommes, sauf exception, elles ne nous permettent pas de déduire que toutes les femmes sont égales. Bien au contraire, du côté féminin il s’agit d’une série de singularités qui tend vers l’infini. Dans ce sens, les théories idéologiques qui prônent une équivalence, voire une égalité de tous les modes de jouir, nient la logique qui sous-tend la jouissance féminine et qui implique une série d’éléments singuliers, non équivalents. Cette logique féminine s’applique aux modes de jouir en tant qu’ils prennent à chaque fois leur départ d’une rencontre contingente, c’est-à-dire toujours singulière. On comprend que dans ces conditions, le sujet puisse se trouver embarrassé face à la nécessité de faire ses choix et que très souvent il ne puisse faire l’économie d’un temps pour comprendre afin de conclure et de choisir. Et ce malgré le fait que le point de réel qui a donné le coup de départ du mode de jouir est en grande partie déjà déterminé. En fait, le sujet doit choisir, ou plutôt consentir à sa propre position par rapport à ce réel et pour cela, il lui faut un temps.
Ainsi par exemple, certains sujets passent des années à croire en la possibilité de revoir et de guérir de leur choix d’objet. Les cas d’homosexuels qui rêvent de convertir leur mode de jouir pour devenir hétérosexuels sont sans doute difficiles, mais le fait de se rendre à l’évidence de l’impossibilité d’un tel projet ne les laisse pas sans Autre. D’autres cas sont plus dramatiques car le sujet se trouve condamné à un mode de jouissance qui n’est compatible avec aucun lien social. C’est le cas du zoophile qui aspire à « être comme tout le monde » mais qui est condamné à la solitude quand son mode de jouissance doit être mis en jeu. C’est le cas aussi du pédophile qui doit passer sa vie à se résigner ou contourner son mode de jouissance s’il veut éviter l’enfermement.

Jeu de vie
Ce temps pour choisir le mode de jouir est forcément plus présent chez les jeunes.Ainsi, le Mag – Mouvement d’affirmation des jeunes gays, lesbiennes, bi et trans – situé à Paris, informe qu’on leur reproche souvent « de ne pas savoir choisir leur camp ou de ne pas assumer leur homosexualité7 ». C’est donc un phénomène que nous allons rencontrer de plus en plus fréquemment dans la clinique, à savoir des jeunes personnes qui subissent une forme d’embarras du choix comme conséquence de la chute de l’Autre.
Côté homme des formules de la sexuation, l’Autre ne donne plus assez d’indications concernant la question de savoir que faire avec cet organe qui s’impose à moi comme lieu de jouissance ? On ne s’étonnera donc pas de voir en masse des jeunes en difficulté pour se construire un fantasme de leur cru, et cherchant des réponses du côté de la pornographie8.
Côté femme, l’Autre ne permet pas autant qu’auparavant l’élaboration d’une réponse claire à la question de savoir qu’est-ce que je suis comme être sexué ?. Dès lors, on comprend la tendance à pluraliser les possibilités de choix de l’orientation sexuelle, prenant le temps qu’il faut pour conclure et choisir entre la catégorie homo, hétéro, ou encore une troisième.
Dans ce contexte, on saisit mieux la prolifération de nouvelles façons de créer des liens via Internet, les réseaux sociaux et autres moyens qui tentent de donner une réponse au brouillard dans lequel le non-rapport sexuel est mis en scène. En effet, si entre l’homme et la femme aucune formule n’écrit le rapport, on voit encore moins quel rapport trouverait à se formuler entre toutes ces nouvelles modalités de choix d’objet qui se révèlent chaque jour. Des applications de rencontres géolocalisées comme Tinder proposent des passerelles au-dessus de ces abîmes, et s’inscrivent dans l’air du temps : des images, un minimum de parole, et la possibilité de rencontre immédiate.
Cette prolongation du temps pour comprendre a été exemplifiée par une série d’artistes mettant en scène des figures sexuellement indéterminées qui suscitent beaucoup d’intérêt.Ainsi, récemment du chanteur belge Stromae qui est apparu, mi-homme mi-femme au Grand journal de Canal+ avec sa chanson « Tous les mêmes », cette performance a battu des records de commentaires sur la Toile. De même, Guillaume Gallienne joue sur l’indétermination sexuelle dans Les Garçons et Guillaume, à table ! L’autrichien(ne) Conchita Wurst se présente comme une femme barbue, ou encore Arisa le moustachu féminin israélien…
Pour notre part, nous suivons Freud qui recommande aux écoles de reconnaître ce qui est non abouti chez les lycéens et de tolérer le « jeu de vie » qui leur permettra de faire un choix, sans les confronter trop rapidement à « l’inexorabilité de la vie9 ». Une fois dépassée notre répugnance moraliste vis-à-vis des versions de jouissance qui tendent, au-delà du polymorphisme pervers, à une infinité de modes de jouir ; une fois admis que toute lutte contre la pornographie est cause perdue ; une fois habitués aux stars d’apparence ambiguë, aux réseaux sociaux, aux applications de localisation, de rencontre, de drague ; une fois introduits au langage « obscène » qui y est pratiqué – il nous faudra reconnaître que ces manifestations hypermodernes sont le moyen d’une grande conversation, ou d’un grand « jeu », selon l’expression de Freud, sur le thème du mode de jouir. On a ôté à la jeunesse l’orientation du père. Au savoir-faire avec la jouissance que fournissait l’Autre auparavant, se sont substitués les ravages des produits de la science. C’est dans ces mêmes produits qu’il faut chercher la porte de sortie de ces ravages. C’est donc via un usage discursif de ces objets de la science que ces générations atteignent les expériences qui leur permettent d’effectuer un choix concernant leur mode de jouir dans la nouvelle configuration du monde. En psychanalystes, nous les suivons sur ce chemin.

Gil Caroz

Notes :
1 Freud S., « La disparition du complexe d’Œdipe », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1992, p. 121.
2 Zenoni A., « Sexuation : choix et nécessité », La Petite Girafe, Paris, Éditions Agalma, n°15, juin 2002.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 207.
4 Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, 2011, inédit.
5 Ibid., leçon du 6 avril 2011.
6 Ibid., leçon du 30 mars 2011.
7 L’Express, n°3280, 14-20 mai 2014.
8 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin Éditeur, n°88, octobre 2014, p. 104.
9 Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide », Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, p. 132.

Samedi 30 mai 2015

Maison de la Mutualité, 24 rue Saint Victor, Paris V.
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